欧洲华语广播电台 Radio Mandarin d'Europe

Chine : une nouvelle puissance navale se lève à l’Est
2018-09-07 21:07:13



来源:Le Monde

Le président Xi Jinping passe en revue des troupes de la marine chinoise en mer de Chine méridionale, le 12 avril 2018.

Des dizaines de destroyers et de frégates croisent en formation autour d’un porte-avions, au large de l’île-province de Hainan, en mer de Chine méridionale. Puis ­surgissent les sous-marins, drapeaux rouges flottant sur les tourelles. Campé sur le pont du destroyer antimissile Changsha, le président chinois, Xi Jinping, face à une rangée de micros, en treillis militaire et casquette, gra­tifie d’un tonitruant « Salut à vous, camarades ! » chaque équipage au garde-à-vous. En ce matin d’avril 2018, rien de tel qu’une parade navale géante, diffusée en direct sur la télé­vision chinoise, pour annoncer, comme l’a dit le commandant en chef des forces chinoises, qu’« aujourd’hui la marine chinoise s’est levée à l’est avec une toute nouvelle image ». Celle, en l’occurrence, d’une puissance navale dont les ambitions dépassent largement la défense de ses côtes et le contrôle des mers de Chine, pour englober la protection des intérêts chinois à l’étranger.
 
Signe des progrès fulgurants des dernières années, la moitié des quarante-huit navires de guerre qui défilèrent ce jour de printemps ont été mis en service à partir de 2012, l’année où Xi Jinping a accédé au poste de commandement suprême du Parti communiste ­chinois (PCC) et de l’armée. C’est le cas du Liaoning, le premier porte-avions chinois, remodelé à partir d’un porte-avions soviétique acheté il y a des années à l’Ukraine, que ses missions ont depuis mené jusque dans le Pacifique. Il n’est déjà plus le seul : une dizaine de jours après la parade géante, le 23 avril, un deuxième porte-avions, entièrement fabriqué en Chine cette fois, mais toujours de modèle soviétique, avec une piste de décollage de type tremplin de saut à ski, faisaitson premier voyage d’essai au large de Dalian, dans l’est de la Chine. Il vient de commencer, fin août, une croisière d’endurance de plusieurs mois.
 
« Un rattrapage que personne n’avait anticipé »
 
Le nombre de bâtiments est estimé à plus de trois cents. Si la Chine a toujours affiché des chiffres importants, c’est surtout la modernisation qualitative qui impressionne. « Ils ont effectué, sur le plan de la qualité, un rattrapage que personne n’avait anticipé. Les Américains disaient que [les Chinois] auraient toujours vingt ans de retard, ce n’est plus le cas. En combinant la modernisation avec le nombre, on peut dire aujourd’hui que c’est la deuxième marine du monde, ­devant la marine russe », estime l’historien de la marine Alexandre Sheldon-Duplaix, chercheur au service historique du ministère de la défense français.
 
« Les Chinois ont encore des faiblesses dans la catégorie des sous-marins nucléaires d’attaque et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, inférieurs technologiquement et numériquement à ceux des Américains, mais aussi à ceux des Russes. Cependant, dans la catégorie des bâtiments de combat, des destroyers, des frégates, ils sont presque à niveau d’égalité avec les Occidentaux », poursuit-il. Le chantier d’un troisième porte-avions est en préparation près de Shanghaï. Il pourrait même être doté d’une catapulte, technologie complexe des porte-avions américains et du Charles-de-Gaulle, qui permet le décollage d’avions plus lourds de kérosène et donc des missions de vol plus longues. Dès la ­prochaine décennie, un quatrième ou cinquième porte-avions chinois devrait sortir, inspiré du modèle américain actuel.
 
S’équiper et s’aguerrir
 
Le chemin parcouru depuis la période d’ouverture, au début des années 1980, est considérable. « Dans la Chine maoïste, la ­marine était conçue en soutien de l’armée de terre, de manière purement défensive : les navires restaient en deçà des 200 milles nautiques, soit le rayon d’action des avions basés à terre qui pouvaient les protéger », rappelle M. Sheldon- Duplaix. Le contrat des frégates vendues par la France à Taïwan, en 1991, puis l’envoi de deux porte-avions américains par Bill Clinton, près de Taïwan, en 1996 – après que la Chine eut procédé à des tirs de missiles à l’approche des premières élections démocratiques sur l’île –, et, enfin, la collision, en 2001, entre un avion de reconnaissance américain et un chasseur chinois au large de Hainan, sont parmi les incidents qui incitèrent Pékin à s’équiper et à s’aguerrir. « L’amiral Liu Huaqing, commandant de l’armée dans les années 1980, puis vice-président de la ­Commission militaire centrale jusqu’en 1997, a eu une influence décisive dans cette évolution, en militant pour étendre la zone opérationnelle de la marine chinoise », explique l’historien. Si les dirigeants chinois Jiang Zemin (1989-2002) puis Hu Jintao (2003-2012) ont eu pour priorité de doter la Chine d’une marine de haute mer, Xi Jinping est celui qui l’a propulsée au-delà des mers de Chine.
 
C’est là que réside le motif d’alarme américain : l’expansion internationale de la marine chinoise, déjà actée en 2015 par Pékin dans son livre blanc sur sa stratégie militaire, au nom de la « préoccupation majeure » que constituent pour la Chine « ses intérêts à l’étranger et la sécurité des voies stratégiques de communication maritimes ». Les premiers vecteurs de cette expansion furent les missions antipiraterie dans le golfe d’Aden, entre la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique, auxquelles la Chine affecte trois navires depuis 2008. Se sont ajoutées les opérations militaires d’évacuation de ses ressortissants lors des guerres de Libye (2011) et du Yémen (2015). Le sauvetage des Chinois du Yémen a sans doute « précipité la décision d’ouvrir une base à Djibouti », observe aujourd’hui le chercheur Mathieu Duchâtel, de l’European Council on Foreign Relations. Cette base, inaugurée en août 2017 dans un micro-Etat où sont déjà présents les Américains, mais aussi les Français et les Japonais, a pour mission le soutien logistique aux opérations antipiraterie et d’évacuation. Mais personne ne s’y trompe : c’est un ballon d’essaipour de futures opérations loin des frontières chinoises.

Le premier porte-avions de fabrication chinoise (de "Type 001A") quitte le port de Dalian (nord-est de la Chine), le 13 mai 2018.
 
Un manque criant d’expérience
 
Malgré cette prodigieuse métamorphose, des faiblesses patentes subsistent. Les Chinois souffrent d’un manque criant d’ex­périence opérationnelle. « Ils font construire des bateaux de haute qualité, souvent sans ­savoir utiliser les technologies qu’ils possèdent », explique ainsi un expert naval européen en poste à Pékin.
 
Lorsque, en mai, les Etats-Unis de Donald Trump décident de ne pas inviter la Chine à leur exercice maritime internationaux Rim of Pacific (Rimpac), en représailles à la militarisation des îlots Spratleys – l’archipel que se disputent la Chine et les pays riverains de la mer de Chine méridionale –, Pékin, qui y avait participé en 2014 et 2016, se prend une claque. « Cette désinvitation a beaucoup affecté les Chinois. Ils ont un grand besoin d’expérience internationale du niveau du Rimpac. Or, ils n’ont que les Russes comme marine de haut niveau avec laquelle s’entraîner », poursuit l’expert naval. Des exercices conjoints entre les marines ­chinoise et russe ont eu lieu en Méditerranée en 2015, en mer de Chine méridionale en 2016, puis dans la Baltique et en mer du Japon en 2017 – des lieux éminemment stratégiques pour les deux puissances.
 
A l’origine, les motifs de confrontation ­entre la marine de l’Armée populaire de libération et l’US Navy étaient d’abord régionaux. Traditionnellement, Pékin avait pour objectif, selon la vision stratégique de l’amiral Liu Huaqing, de bloquer les Américains au niveau de la « première chaîne d’îles » reliant l’archipel japonais, Taïwan, les Philippines et Bornéo, et qui abrite des bases américaines. Quant à Washington, sa priorité était d’empêcher que les Chinois aillent au-delà, rendant vulnérable la « seconde chaîne d’îles » formée par l’archipel des Mariannes, y compris l’île de Guam, contrôlée par les Etats-Unis et censée protéger Hawaï, siège de la flotte américaine du Pacifique.
 
Les zones de friction le long de ces fron­tières virtuelles se sont multipliées. La marine chinoise effectue des sorties et des manœuvres de plus en plus sophistiquées dans le Pacifique et l’océan Indien – un sous-marin nucléaire d’attaque chinois y patrouilla pendant deux mois début 2014. ­Pékin a aussi érigé une ligne de défense ­navale offshore, en créant, depuis 2012, des bases artificielles par poldérisation sur sept récifs de l’archipel des Spratleys. En appui, une gamme étendue de forces militaires vise à interdire aux Américains l’accès à la mer de Chine méridionale en cas de crise, notamment à proximité de Taïwan.
 
Par exemple, un missile « tueur de porte-avions » (le DF21D) a ainsi été développé, même s’il n’a pas encore été testé en mer. Une quarantaine de corvettes ont été mises en service alors que la marine chinoise n’en possédait pas jusqu’en 2014. La gigantesque force de gardes-côtes chinoise vient d’être placée sous commandement militaire. Enfin, des moyens inédits ont été fournis en 2016 aux milices populaires maritimes, capables de mener des opérations de harcèlement ou d’occupation, en cas de conflit.
 
En réaction, l’US Navy soigne ses alliances régionales : cette année, l’ex-Pacom (Commandement Pacifique) de l’armée américaine a ainsi été rebaptisé « US-Indopacom », symbolique appel du pied à l’Inde. Elle titille les défenses chinoises avec des opérations « Freedom of Navigation » en mer de Chine méridionale, c’est-à-dire envoyer des bâtiments de guerre dans des eaux que les Américains considèrent comme internationales, mais dont la Chine revendique la souveraineté.
 
« Le rêve chinois »
 
L’US Navy reste, bien sûr, loin devant sa concurrente asiatique : elle est toujours la seule à se targuer d’une présence véritablement globale, avec des flottes dispersées dans plusieurs océans, quelque 180 000 marines, des bases géantes à l’étranger et une aéronautique ­navale constituant la deuxième force aérienne du monde après… l’US Air Force. « Les Etats-Unis ont des bases partout dans le monde. La Chine n’en a qu’une, c’est encore trop peu, il y en aura d’autres à l’avenir », assure Liu Mingfu, colonel à la retraite, auteur, en 2010, d’un livre sur le rêve chinois de grande puissance, The China Dream (CN Times, 2015, pour la version anglaise, non ­traduit en français), qui fit grand bruit. M. Liu reprend vite la langue de bois quand on l’interroge sur les visées chinoises : « Les Etats-Unis ouvrent des bases dans un but hégémonique. La Chine, elle, le fait pour sauvegarder ses intérêts et garantir la paix dans le monde. » En réalité, Pékin n’est sans doute pas en lice pour remplacer Washington comme gendarme du monde, mais a bien démontré son intention de répandre des normes et des valeurs compatibles avec son modèle autoritaire.
 
Les prochaines étapes se profilent déjà. Le rapport annuel du département de la ­défense américaine sur les forces armées ­chinoises, publié mi-août, juge ainsi que « le changement structurel le plus important, au sein de la marine chinoise en 2017, est l’élargissement du corps des “marines” chinois », ces combattants capables d’être expédiés à l’étranger pour des missions de débarquement amphibie, ou dans de futures bases du type de celle de Djibouti. Ces forces doivent passer de 10 000 marines à 30 000 d’ici à 2020, pour des « missions incluant des opérations expéditionnaires en sol étranger », est-il constaté dans le rapport. Citant des sources militaires chinoises, le quotidien hong­kongais South China Morning Post a avancé, en 2017, l’objectif de 100 000 marines dans le ­contexte du programme des « nouvelles routes de la soie », objet du déploiement d’une quantité inédite d’investissements, de sociétés et de personnels chinois. Des compagnies chinoises ont déjà obtenu la gestion à long terme d’infrastructures portuaires dans une douzaine de pays. Les observateurs ­spéculent sur l’annonce prochaine d’une deuxième base navale après Djibouti. Au ­Pakistan, Jiwani, situé non loin du port ­commercial de Gwadar, déjà contrôlé par la Chine, est l’un des lieux pressentis.
 
Le capitaine James Fanell, ex-directeur du renseignement au sein de la flotte du Pacifique (à la retraite depuis 2015) et observateur au long cours de la marine chinoise, fait partie de ceux qui, aux Etats-Unis, sonnent l’alarme sur l’expansion navale chinoise en cours : lors d’une audition devant la commission de la Chambre des représentants américaine sur la sécurité et le renseignement, en mai, a prévenu d’un « désastre naval » si les Etats-Unis ne réagissent pas avant la prochaine décennie. Celle-ci pourrait en effet voir les capacités de combat naval doubler, « de 30 % pour le nombre de navires de surface et de 50 % pour les sous-marins ». La marine chinoise est, selon le capitaine, « le fer de lance de la Chine dans sa quête d’une hégémonie globale », motivée par les ambitions de Xi Jinping de réaliser le « rêve chinois de renaissance nationale ».
 
L’aventure fondatrice
 
Pour comprendre le rêve chinois et sa dimension maritime, il faut se rendre à Fuzhou, la capitale de la province du Fujian, dans le sud du pays. C’est ici que Xi Jinping passa plus d’une décennie, de 1985 à 2002, à des postes- clés, comme celui de secrétaire du PCC et gouverneur, mais aussi de commissaire politique au sein de l’armée.
 
Le Fujian occupe un emplacement stratégique face à Taïwan, et son histoire est intimement liée à celle de la ­marine chinoise. Sur les bords de l’estuaire de la rivière Min, en périphérie de Fuzhou, aujourd’hui un patchwork d’immeubles, d’usines et de chantiers navals en cours de déménagement, eurent lieu les premières tentatives chinoises de fonder une marine moderne, au mitan du XIXe siècle, après les défaites des guerres de l’opium sous les Qing. La Chine impériale fit alors appel à l’expertise des Britanniques et des Français pour construire l’arsenal de Mawei en 1866, ainsi que l’académie navale, doté de treize usines et cinq écoles, soit le plus grand d’Extrême-Orient. Avant que les forces françaises ne le détruisent en 1884, et ne coulent par le fond la nouvelle flotte qui en était sortie, en ­représailles au soutien chinois à la guérilla dirigée contre la France en Indochine. Ce fut le début du désastre : dix ans plus tard, la flotte du Nord, la plus grande de l’empire Qing, ­dotée pourtant de navires allemands ultramodernes, fut anéantie par la marine japonaise qui annexa Taïwan…
 
A flanc de colline, tout près du site de l’ancien arsenal franco-britannique de Mawei, un musée entier est consacré à cette aventure fondatrice, à côté d’un temple commémorant le martyre des officiers et marins morts sous les obus français. Y est expliqué, aux côtés d’affiches immenses à la gloire du « rêve chinois de grande renaissance » énoncé par Xi Jinping, combien cette cuisante défaite ancra chez les Chinois la conscience d’une impérieuse nécessité : celle de se doter d’une marine puissante et technologiquement avancée. Cent cinquante ans plus tard, la marine chinoise tient peut-être sa revanche.